CHAPITRE 7

 

Le matin au Fort de Ruatha, 2.6.15

 

 

— J’étais venu vous dire que nous avons des visiteurs, Seigneur Jaxom ; Maître Robinton, N’ton et Menolly sont ici, de retour de l’Éclosion. Mais voyons d’abord comment va la patte de Ruth.

— Vous n’êtes pas allé à Benden pour l’Éclosion ? demanda Jaxom.

Lytol secoua la tête en entrant dans le weyr. Le dragon blanc s’apprêtait à faire une sieste bien méritée. Lytol s’inclina avec courtoisie devant lui avant d’examiner ses brûlures abondamment enduites de baume.

— Je n’avais aucune raison d’excuser votre absence aux yeux de nos hôtes.

Il soupira.

— Vous pouvez remercier le ciel que notre visiteur s’appelle N’ton et non F’lar. Menolly était prévenue ?

— Je n’ai averti personne, Seigneur Lytol, dit Jaxom.

— Au moins, vous avez appris la discrétion.

Le Seigneur Régent hésita, inspectant son pupille.

— Je crois qu’il vaudrait mieux demander à N’ton de vous admettre parmi les Aspirants – ce sera moins dangereux, et vous serez avec des jeunes de votre âge. Robinton va deviner vos exploits, mais il les aurait devinés de toute façon, quoi que nous fassions. Vous mériteriez une bonne sanction pour avoir pris un tel risque, et exposé Ruth à un tel danger. Et maintenant, alors que tout est sens dessus dessous…

— Je m’excuse de vous avoir tant inquiété, Seigneur Lytol…

— Il ne s’agit pas d’inquiétude, Seigneur Jaxom. Et si excuses il y a, c’est moi qui devrais les faire. J’aurais dû deviner que vous aviez besoin de prouver les capacités de Ruth. Je voudrais que vous ayez quelques Révolutions de plus et que la situation soit assez normale pour vous laisser le gouvernement du Fort…

— Je n’ai aucun désir d’assumer le gouvernement à votre place, Seigneur Lytol…

— Je crois qu’on ne me permettrait pas d’abdiquer mes fonctions en ce moment, Jaxom. Comme vous allez l’apprendre par vous-même. Ne faisons pas attendre nos hôtes.

Devant le visage de Jaxom, N’ton poussa une exclamation. Maître Robinton se retourna, stupéfait.

— Vous avez des brûlures de Fils, s’écria Menolly. Comment avez-vous pu prendre un tel risque en ce moment ?

N’ton intervint :

— Ruth n’est pas blessé, au moins ?

— Une seule brûlure, de la cuisse au pied, répondit Lytol. Très bien soignée.

— Je comprends votre désir de faire voler Ruth avec les autres dragons, Jaxom, dit Robinton, mais je me vois obligé de vous conseiller la patience.

— Je préfère qu’il apprenne à voler correctement avec mes autres Aspirants, lâcha N’ton. Surtout s’il est assez fou, assez brave, pour essayer tout seul sans aucune formation.

— Je doute que nous arrivions à obtenir l’approbation de Benden, dit Robinton en hochant la tête.

— Moi, j’approuve, dit Lytol d’une voix ferme, le visage résolu. C’est moi le tuteur du Seigneur Jaxom, et non F’lar ou Lessa. Il ne peut rien lui arriver avec les Aspirants de Fort.

Fixant sur Jaxom un regard perçant, il poursuivit :

— Et il promettra de ne pas mettre ses leçons en pratique sans me consulter. Respecterez-vous cette clause, Seigneur Jaxom ?

Jaxom était soulagé qu’on ne demande pas leur avis aux Chefs du Weyr de Benden, amusé parce que l’évidence de ses brûlures trompait tout le monde et vexé d’être ramené au niveau d’apprenti après un exploit extraordinaire. Pourtant, l’expérience de Keroon lui avait montré qu’il avait encore beaucoup à apprendre.

N’ton continua à le regarder, le front de plus en plus soucieux.

— Je crois que je vais exiger de vous une autre promesse, Jaxom, dit le chevalier bronze. Plus d’allées et venues dans le temps. Vous en avez fait beaucoup trop ces temps-ci. Je le vois à vos yeux.

Stupéfait, Lytol examina le visage de son pupille avec plus d’attention.

— Je ne cours aucun danger avec Ruth, dit Jaxom, soulagé de se voir accusé d’une transgression anodine. Il sait toujours à quel moment il est.

— C’est possible, mais le danger réside dans l’esprit du maître. Dans une coordonnée temporelle fausse, qui pourrait vous mettre en danger tous les deux. Vous risquez de vous retrouver trop près de vous-même. De plus, c’est épuisant pour le dragon et le maître. Vous n’avez pas besoin de remonter le temps, jeune Jaxom. Vous avez tout le temps qu’il vous faut.

À ces paroles, Jaxom se rappela la faiblesse inexplicable qui l’avait terrassé sur l’Aire d’Éclosion. Était-il possible qu’à ce moment…

— Je ne crois pas que vous ayez réalisé à quel point la situation actuelle est critique, dit Robinton.

— J’étais au Weyr de Benden ce matin…

— Vraiment ? dit Robinton, un peu surpris. Alors, vous imaginez l’humeur de Lessa. Si l’œuf n’avait pas éclos correctement…

— Mais l’œuf a été rapporté, Maître Robinton.

— Oui, répondit le Harpiste. Mais Lessa n’est pas apaisée.

— Un combat dragon contre dragon est impossible, dit Jaxom, atterré.

S’il avait pris tous ces risques pour rien…

— Notre Lessa est coutumière des passions violentes, dit Robinton, et la vengeance ne lui fait pas peur. Rappelez-vous comment vous êtes devenu Seigneur de Ruatha. Une telle persévérance devant des probabilités si défavorables est admirable. Mais sa ténacité pourrait maintenant avoir un effet désastreux.

Jaxom hocha la tête. Personne ne devait jamais savoir que c’était lui qui avait rapporté l’œuf. Et surtout pas Lessa. Mentalement, il transmit l’interdiction à Ruth, qui répondit d’un ton somnolent qu’il était trop fatigué pour dire quoi que ce soit à personne, et qu’il voudrait bien dormir.

— Il y a autre chose, dit Robinton, dont le visage mobile s’assombrit. D’ram… Il est peu probable qu’il reste Chef de Weyr quand Fanna mourra. Selon Maître Oldive, la charité devrait nous faire souhaiter que ce soit le plus tôt possible.

Jaxom pensa aussitôt que la reine de Fanna, Mirath, se suiciderait à la mort de sa Dame. La mort d’une reine allait bouleverser tous les dragons – surtout Ramoth. Quant à Lessa…

Lytol, le visage douloureux, pensait visiblement à la mort de son propre dragon. Jaxom ravala sa fierté : jamais plus il ne courrait le risque de mettre la vie de Ruth en danger.

— Maître Oldive est au chevet de Fanna en ce moment, disait Robinton.

— Son lézard de feu me préviendra quand il sera prêt à partir, dit N’ton.

— Son lézard de feu, oui, hum, dit Robinton. Autre sujet délicat à Benden.

Regardant son bronze, béat de contentement sur son épaule, puis Tris, assoupi sur le bras de N’ton, il reprit :

— Ils se sont calmés !

— Ruth est là, répondit N’ton en caressant Tris. Ils se sentent en sécurité près de lui.

— Non, ce n’est pas ça, dit Menolly en regardant Jaxom. Ils étaient inquiets, malgré la présence de Ruth. Mais leur folle agitation s’est calmée. Plus de visions de l’œuf !

Du coin de l’œil, elle observa sa petite reine et poursuivit :

— L’œuf a éclos correctement. Ce qu’ils craignaient n’est pas arrivé. Sauf, si c’est arrivé quand même ?

Elle regarda soudain Jaxom.

— Ils s’inquiétaient de l’Éclosion de l’œuf, Menolly ? demanda Robinton. Dommage que nous ne puissions pas dire à Lessa comme ce vol les a bouleversés. Cela les aiderait à rentrer dans ses bonnes grâces.

— Je trouve qu’il était grand temps qu’on fasse quelque chose à leur sujet, dit sévèrement Menolly.

— Ma chère enfant… commença Robinton, surpris.

— Je ne parle pas des nôtres, Maître Robinton. Ils se sont révélés extrêmement utiles. Trop de gens trouvent normal d’en posséder et négligent de les dresser. Ils se rassemblent autour de Ruth partout où il va, jusqu’à ce qu’il saute dans l’Interstice pour échapper à leurs attentions. N’est-ce pas, Jaxom ?

Elle eut une étrange lueur dans les yeux.

— En général, il n’est pas contre, répondit-il avec nonchalance, étendant ses longues jambes sous la table. Mais on a besoin parfois d’un peu d’intimité.

Lytol étouffa un petit rire, et Jaxom sut que Brand avait parlé de Corana au Régent.

— Pour quoi faire ? Mâcher la pierre de feu ? demanda N’ton avec un grand sourire.

— Si vous voulez.

— Les lézards de feu n’auraient-ils pas confié à Ruth ce qui les a tellement troublés ? Ou peut-être connaissez-vous ces images ?

Robinton se penchait, impatient d’entendre la réponse.

— Vous voulez parler de cette histoire de dragons crachant les flammes sur les lézards de feu ? Le trou noir et l’œuf ? Oui, ils ont beaucoup tourmenté Ruth avec ces sottises, dit Jaxom. Il fronça les sourcils, feignant d’être contrarié pour son ami, et prit grand soin de ne pas regarder Menolly.

— Mais cela semble terminé. Toute leur agitation venait sans doute du vol de l’œuf. Regardez, ils sont calmes et laissent Ruth dormir tranquille.

— Où étiez-vous quand l’œuf a éclos ? attaqua Menolly avec tant de véhémence que Robinton et N’ton la regardèrent, étonnés.

— Eh bien, dit Jaxom, riant en se touchant la joue, j’essayais de calciner les Fils en plein ciel.

Cette prompte repartie désarçonna Menolly. Il aurait voulu pouvoir lui dire la vérité. Il était infiniment plus sage de laisser croire à tout le monde qu’un Ancien avait rapporté l’œuf. Mais il aurait été soulagé et heureux de pouvoir dire à quelqu’un ce qu’il avait fait.

Le dîner fut servi, et ils continuèrent à discuter des lézards de feu et des moyens d’apaiser Lessa et Ramoth.

— Il y a un autre aspect de cette affaire qui tourmente mon imagination trop vive, dit Robinton. Elle a attiré l’attention sur le Weyr Méridional. Il y a là un immense continent occupé par une poignée de personnes.

— Et alors ?

— Je connais certains Seigneurs turbulents, dont les terres et les chaumières sont surpeuplées. Et les Weyrs, au lieu de protéger l’inviolabilité du Continent Méridional, étaient à moitié décidés à l’occuper par la force. Qu’est-ce qui peut empêcher les Seigneurs de prendre l’initiative et de se tailler là d’immenses domaines ?

— Il n’y aurait pas assez de dragons pour protéger tant de terres, dit Lytol. Ce ne sont pas les Anciens qui viendraient à leur aide.

— Ils n’ont pas vraiment besoin de chevaliers-dragons dans le Sud, dit lentement Robinton.

Lytol le regarda, horrifié.

— C’est vrai, dit-il. Les terres sont bien protégées par les larves. Des marchands m’ont dit qu’ils ignorent pratiquement les Fils. Le Seigneur Toric se contente de faire rentrer les hommes et les bêtes pendant les Chutes.

— Un temps viendra où on n’aura plus besoin de chevaliers-dragons dans le Nord non plus, dit N’ton.

— On aura toujours besoin de chevaliers-dragons sur Pern, tant que les Fils existeront ! s’écria Lytol en abattant son poing sur la table.

— Pendant notre vie, c’est certain, dit Robinton, conciliant. Je tenais tous les faits dans ma main, et l’arbre m’a caché la forêt.

— Vous êtes souvent allé sur le Continent Méridional, Maître Harpiste ?

Robinton considéra longuement Lytol, méditatif.

— En effet. Mais discrètement, je vous l’assure. Il y a des choses qu’il faut voir pour les croire. Savez-vous qu’à l’origine, nous venons tous du Continent Méridional ?

La surprise de Lytol fit place à la réflexion.

— Oui, c’était implicite dans les plus anciennes Archives.

— Je me suis souvent demandé s’il n’existe pas des Archives encore plus anciennes en train de moisir sur le Continent Méridional.

Lytol émit un grognement de mépris.

— Moisir, c’est le mot juste. Il ne doit rien rester après tant de milliers de Révolutions.

— Nos ancêtres savaient rendre les métaux incorruptibles. Les plaques retrouvées au Fort de Fort, les instruments comme la longue-vue qui fascine Wansor et Fandarel, en témoignent. Je ne crois pas que le temps puisse effacer toutes traces de gens si intelligents.

Jaxom regarda Menolly. Ses yeux brillaient d’excitation contenue. Elle savait quelque chose que le Harpiste ne disait pas. Jaxom regarda alors le Chef du Weyr de Fort, et réalisa qu’il savait aussi.

— Les Anciens n’occupent qu’une petite langue de terre qui avance dans l’Océan Méridional, dit Robinton d’un ton suave. Nulle part ailleurs ils n’ont entrepris aucune activité.

— Vous avez déjà exploré le Sud ?

— Judicieusement. Judicieusement.

— Et vos… vos incursions judicieuses n’ont pas été découvertes ?

— Non, répondit lentement Robinton. Je ne veux pas que tous les apprentis mécontents et les petits vassaux expulsés envahissent les terres au hasard, détruisant ce qu’ils ne comprennent pas.

— Qu’avez-vous découvert jusqu’ici ?

— De vieilles galeries de mines, étayées d’un matériau léger mais si durable qu’il semble aussi neuf aujourd’hui que lorsqu’on l’a mis en place. Des appareils avec des moteurs inconnus – des fragments et des morceaux que même le jeune Benelek n’arrive pas à assembler.

Il y eut un long silence, que Lytol rompit d’un grognement dédaigneux.

— Les Harpistes ! Les Harpistes sont censés instruire les jeunes.

— Et avant tout, ils sont censés conserver notre héritage !